Cap-Haïtien, le 26 Août 2018
Mon ami CHARLOT,
J’espère bien que tu te rappelles le contenu de la première lettre ouverte que je t’ai envoyée. Les jours passent tellement vite que la circulation virale de cette première correspondance sur les réseaux sociaux remonte déjà à une année. Et si je reviens encore à la charge ce matin, c’est moins pour t’interpeller ponctuellement que pour t’inviter à un échange épistolaire permanent autour des grands enjeux de notre temps.
CHARLOT, si par malheur nous rendons l’âme cette année, qu’est-ce que nous aurons légué aux générations futures? Aujourd’hui j’ai 28 ans, tu en as 32. Ton père est mort à l’âge que tu as cette année et son héritage est tel qu’on croirait qu’il a rendu l’âme à 60 ans. Certes, la génération qui nous précède n’a pas su mettre l’État au service de la nation après avoir fermé la longue parenthèse de la nuit dictatoriale duvaliériste. Cependant, il faut reconnaitre que si le fruit n’a pas tenu toutes les promesses des fleurs, les jeunes militants ayant accouché le 7 février 1986 au forceps ont été au rendez-vous de l’histoire pour la concrétisation du respect des droits civils et politiques du citoyen haïtien dans la glaise du réel.
En effet, ils ont payé de leur vie leur engagement charnel à la cause de l’émancipation du peuple du joug de la conception totalitaire du pouvoir politique. Et dans l’euphorie collective d’alors, ils ont, ne serait-ce que par pur mimétisme, mis sur du papier les principes cardinaux de ce qu’il convient d’appeler “État de droit démocratique.” D’où les élections, la floraison des partis politiques, l’inflation de la parole dans les médias traditionnels et des formules incantatoires comme “la séparation des pouvoirs, la justice, la transparence, la participation etc.” Évidemment, les vieux démons ont toujours resurgi de temps à autre (massacre de la ruelle Vaillant, coups d’État à répétition, gouvernance politique assumée par des militaires etc.). Mais malgré toutes ces péripéties, la génération qui nous précède a porté la démocratie naissante et balbutiante sur ses frêles épaules jusqu’à avoir le mérite de la créditer tant bien que mal d’une certaine maturité aujourd’hui.
CHARLOT, malgré tous les efforts consentis par ton père et ses camarades avant-gardistes d’alors, le combat laisse un goût d’inachevé dans la bouche de notre génération. Il est vrai qu’on s’exprime librement, qu’on participe aux élections, qu’on adhère aux structures politiques de notre choix, mais il est clair qu’on crève de faim, CHARLOT. Et c’est à l’aune de la faim qui nous tue que notre génération mesure les limites de la démocratie procédurale. On a tellement faim qu’on vote pour mille (1000) gourdes, galvaudant, du coup, l’essence de la participation citoyenne. On a faim, on ne va pas à l’école, on n’a pas d’emploi, on n’a aucune garantie de survie à la moindre maladie, on dort à la belle étoile, on n’a pas d’accès au crédit, etc. Voici donc le lot quotidien de notre génération, CHARLOT. Voici donc les vrais enjeux, les vrais problèmes que les fameux “acquis démocratiques” de 1986 ont oublié de résoudre. Mais, en toute justice, pouvait-on demander à la génération qui nous précède de mener le combat sur tous les fronts? Je ne suis pas placé pour défendre la génération de ton père quand la faim nous tenaille, CHARLOT. Mais je crois savoir qu’elle a suffisamment conjugué le verbe de sa militance au temps des droits civils et politiques. Et ça s’arrête là. Malheureusement…
Mais que faire, aujourd’hui, mon frère? Je me permets de mobiliser Manuel à nouveau. Manuel, le personnage central du roman-fleuve de Jacques ROUMAIN (Gouverneurs de la Rosée) m’a inspiré cette paraphrase:” La vie d’un peuple est un fil qui ne se casse pas car chaque génération y fait un nœud.” Et, dans cette perspective, notre génération doit y faire son nœud, celui de la lutte pour le respect des Droits Économiques, Sociaux et Culturels. En ce sens, la lutte contre la corruption devient une impérieuse nécessité. D’où les appels incessants en faveur de la reddition de compte, d’où le “PetroCaribeChallenge”.
En effet, la génération qui a droit à la parole libre dit enfin qu’elle a faim et demande des comptes aux dilapidateurs des deniers publics. C’est immense, ce qui se passe, CHARLOT. Notre conscience générationnelle est désormais en éveil et, par un saut qualitatif, nous voulons transiter de la démocratie procédurale à la démocratie sociale. Idéologiquement, ce saut est lourd de sens. D’une génération à une autre, les représentations changent. Nous ne voulons pas nous cantonner à la conception exclusivement libérale des droits de l’homme mais nous y ajoutons un certain contenu socialiste qui se veut respectueux des droits-créances. Il est clair que notre génération a compris qu’elle a le droit de manger à sa faim autant qu’elle a le droit de s’exprimer librement. Et la complémentarité entre ces deux catégories de droit donne une dimension sublime au “PetroCaribeChallenge” qui est bien plus qu’un mouvement conjoncturel.
Les réseaux sociaux cristallisent l’inflation de la liberté d’expression et le contenu revendicatif s’articule autour de la lutte pour la reddition de compte et son corollaire qu’est le développement. De ce fait, notre génération vient de prouver qu’il n’existe aucune dichotomie entre la première et la deuxième génération des droits de l’homme. Philosophiquement, c’est un pari gagné. Nous y reviendrons de plus près dans nos échanges ultérieurs.
CHARLOT, je reviens ici à ma question de départ. Si nous mourons aujourd’hui même, quel aura été notre legs aux générations futures? Il est clair que notre génération a compris sa mission historique. La société civile se régénère, veillant au grain, jouant son rôle d’avant-garde. La corruption est dénoncée. Le processus de moralisation de la vie politique est enclenché. De nouveaux leaders commencent à émerger en dehors des espaces traditionnels de construction de personnalité publique. La classe politique va irrémédiablement se renouveler. Mais par-dessus tout, la question fondamentale demeure la suivante :” Comment mettre l’État au service de la Nation?” Que faire pour le respect des droits économiques et sociaux du peuple haïtien? Car tu conviendras avec moi que l’essentiel ne consiste pas à remplacer une génération ancienne par une nouvelle. Mais tout le mérite de la génération nouvelle résidera dans la mission qu’elle aura assumée. Ainsi, si dans 25 ans, nous n’arrivons pas à rationaliser la gestion de la “res publica” pour qu’il y ait de bonnes écoles avec un cursus adapté aux temps modernes, des hôpitaux bien équipés dotés d’un personnel qualifié, des politiques d’inclusion socio-économique à travers la démocratisation de l’accès au crédit, il est clair que nous aurons piteusement échoué. Pour conjurer l’échec, il nous faut anticiper sur les voies et moyens du développement du pays dès aujourd’hui.
CHARLOT, nous devons rester maîtres de nos idées, de nos convictions politiques. Nous ne devons pas trahir nos rêves d’adolescent. En 2011, lorsque j’étais jeune Président de la Chambre des Députés du Parlement Jeunesse d’Haïti, j’étais fier de ratifier symboliquement le Pacte International relatif aux Droits Économiques, Sociaux et Culturels. Si aujourd’hui Haïti est État- partie à ce Pacte, c’est grâce au plaidoyer de notre législature. Ce processus poursuit son chemin. Notre génération ne veut pas oublier que les vrais acquis démocratiques passent par le droit de manger à sa faim, d’avoir accès au loisir décent, à l’éducation de qualité etc. Notre génération s’engage pour inscrire la démocratie dans une perspective de libération intégrale de l’homme Haïtien et de la femme Haïtienne. D’où la lutte contre la corruption qui est avant tout le premier pas sur le chemin de la lutte pour le Développement.
Camarade CHARLOT, notre génération doit faire le « Procès Petro-Caribe ». Ce sera un pas dans la bonne direction. Ce procès constituera une nouvelle pédagogie du sens du service public. Au terme de ce procès, on fixera les responsabilités des uns et des autres, on jettera en prison ceux et celles qui se seront révélés coupables de crimes financiers, on établira des mécanismes de recouvrement des fonds dilapidés et du coup, on apprendra aux générations futures les vertus cardinales devant leur servir de guide dans leur rapport avec les biens publics. C’est un minimum à faire pour ne pas démériter de la patrie, pour éviter tout silence tristement complice.
CHARLOT, je veux terminer cette première lettre ouverte en formulant un vœu. J’aimerais que notre génération contribue au renforcement de deux espaces incontournables dans la conception et l’opérationnalisation du développement : les universités et les partis politiques. Sans l’assainissement de ces espaces, toutes nos démarches se révéleront folkloriques (pas d’action révolutionnaire sans pensée révolutionnaire) et à ce moment, notre génération risquera de s’ensevelir dans l’opprobre systématique de la postérité.
Camarade CHARLOT, j’espère que ta réponse m’aura permis d’aller au-delà des généralités caractéristiques de cette deuxième lettre ouverte. J’espère également que nos échanges vont constituer un ferment indispensable à l’éclosion d’une pensée politique contemporaine qui puisse embrasser la complexité de notre réel vécu pour y jeter un éclairage nouveau. Cette lettre ouverte, quoiqu’elle te soit personnellement adressée, pose un problème de fond qui interpelle toute notre génération. En ce sens, chacun peut y répondre pour alimenter un débat sain susceptible de nous aider à mieux réinventer l’espoir. Mes salutations patriotiques, camarade!
Pascal ADRIEN | Citoyen Haïtien