Que pensent d’Haïti les trois principaux candidats aux présidentielles dominicaines de 2020 ?
Les élections présidentielles et législatives de la République dominicaine (RD) qui devaient se réaliser le 17 mai mais ont été reportées à cause de la pandémie auront finalement lieu le 5 juillet prochain. 32 postes de sénateur et 190 places de député sont à pourvoir. Six candidats sont attendus aux présidentielles. Guillermo Moreno du parti Alliance Pays est candidat pour une quatrième fois. Il ne compte pas pourtant parmi les favoris et c’est le cas depuis sa première candidature en 2008.
Les plus chanceux, selon le dernier sondage Gallup du quotidien Hoy, publié le 22 juin, sont plutôt : l’économiste diplômé de Harvard et homme d’affaires Luis Abinader Corona (53.7%), âgé de 53 ans et candidat malheureux du Parti Révolutionnaire Moderne (PRM) aux dernières élections présidentielles de 2016 ; l’ingénieur Gonzalo Castillo Terrero de 60 ans (35.5%), ancien ministre des travaux publics (2012-2019) et candidat du Parti de la Libération Dominicaine (PLD) qui est actuellement au pouvoir avec le président sortant Danilo Medina ; en troisième lieu vient, Leonel Fernandez Reyna (8.6%), âgé de 66 ans et trois fois président de la RD (1996, 2004 et 2008) candidat et fondateur du parti Force du peuple, nouvellement créé à la suite d’une dissidence avec le PLD due à sa défaite contestée aux élections présidentielles primaires du parti en octobre 2019.
Dans ce contexte, vu l’importance des relations haïtiano-dominicaines tant pour le présent que pour l’avenir d’Haïti, il est bon d’analyser la place accordée à Haïti dans le programme de gouvernement présenté par les trois principaux candidats présidentiels. Le journaliste Jean Michel Caroit a déjà présenté la vision haïtienne du candidat Abinader dans un excellent article publié récemment dans le journal Le Nouvelliste. Mon idée ici est de compléter ses propos en élargissant le cadre aux deux autres candidats favoris. Cela se fera sur la base d’une brève analyse comparative de l’offre politique et de la vision des trois candidats susmentionnés à partir de cinq thématiques clés des relations haïtiano-dominicaines à savoir : le commerce bilatéral, la migration, la frontière, le dialogue binational et la coopération haïtiano-dominicaine pour le développement intégral de l’île.
Considérations initiales
Tout d’abord, il nous semble important de fournir quelques précisions sur la place occupée par Haïti dans les documents de programme présentés par les candidats. D’entrée de jeu, précisions que Luis Abinader est le candidat ayant pris Haïti le plus au sérieux dans son programme de gouvernement réparti en 35 lignes stratégiques. Il en parle plus longuement que les deux autres et en des termes pratiquement inhabituels.
Au 11ème point de la 26ème ligne stratégique de son programme portant sur sa politique extérieure, Abinader expose sa vision de renforcement des relations commerciales avec Haïti confirmant que ce commerce est une activité importante pour le changement qu’il entend incarner. Haïti est aussi très présent dans un autre document dédié spécialement au développement de sa politique extérieure. Le cinquième chapitre dudit document, intitulé « agenda du futur avec Haïti », témoigne d’une remarquable priorité accordée à ce pays. Non seulement c’est le premier chapitre à traiter des relations bilatérales, mais c’est aussi le chapitre le plus long de cette catégorie. Il fait treize pages, plus que le double des pages dédiées aux États-Unis (6 pages), plus que tout le chapitre sur le sous-continent latino-américain (5 pages) et autant que les chapitres réunis sur le Canada, l’Amérique centrale et l’Europe.
Leonel Fernandez et Gonzalo Castillo sont très en dessous d’une telle entreprise. Le mot Haïti est même très rare dans le programme de chacun et ni l’un ni l’autre ne consacre au pays une partie spéciale de leur document qui pourtant dans les deux cas, 234 et de 220 pages respectivement, est même plus volumineux de plus d’une vingtaine de pages que l’ouvrage d’Abinader (192 pages).
Le programme de Fernandez comprend en effet 7 piliers développés et 33 objectifs stratégiques. Il parle très laconiquement d’Haïti en trois occasions : la première fois, dans le troisième objectif spécifique du sixième objectif général sur la réorientation de la politique étrangère de l’État dominicain ; la deuxième fois, Haïti est juste mentionné parmi des pays et des régions où il propose d’ouvrir de nouvelles missions exclusivement commerciales selon le deuxième objectif spécifique du sixième objectif général sur la relance de la politique extérieure commerciale. Les relations haïtiano-dominicaines sont de nouveau mentionnées, et plus abondamment cette fois, dans le développement du deuxième objectif du cinquième pilier portant sur la sécurité et la défense nationales dans un contexte de contrôle frontalier.
Gonzalo Castillo qui est encore plus laconique sur Haïti que Fernandez dans son programme de gouvernement parle d’Haïti quasi uniquement et sans trop de détails dans la dernière sous-section (3.4.8) relative à la section consacrée à la politique extérieure du candidat.
Cela étant dit, découvrons maintenant ce que pensent vraiment ces trois candidats d’Haïti au regard des cinq thématiques clés des relations haïtiano-dominicaines qui seront successivement développées.
La production industrielle et le commerce bilatéral
Abinader croit qu’il faudra renforcer les relations commerciales avec Haïti, en luttant contre la contrebande et le marché informel et en favorisant des deux côtés de la frontière l’expansion des entreprises de manufacture et d’assemblage. Paradoxalement, il souhaite pouvoir contribuer à restaurer un certain équilibre dans les échanges commerciaux entre les deux pays en rappelant que le déficit commercial est trop largement défavorable pour Haïti : « les exportations ont atteint un pic en 2014 totalisant 1 423 millions de dollars mais de façon totalement asymétrique, car, au cours de la même année la RD n’a importé d’Haïti que pour 4,6 millions de dollars ». Par ailleurs, les échanges doivent se faire, dit-il, dans « le respect des intérêts mutuels à partir des actions visant la durabilité environnementale et la paix entre les deux pays ».
Ni Fernandez ni Castillo ne se donne autant de soucis pour Haïti. Ils reconnaissent l’importance du marché haïtien où il voudra encore ouvrir comme ailleurs d’autres missions commerciales, mais la priorité, notamment pour Fernandez, doit être accordée à des efforts visant d’autres marchés notamment en Asie et en particulier le marché chinois suivant les récentes structures de coopération établies en mai 2018 avec la Chine continentale en rupture avec Taiwan.
La migration
Selon Abinader, la migration haïtienne en RD est une conséquence de la pauvreté en Haïti dont le flux peut être réduit et contrôlé à partir d’un plan d’amélioration des conditions de vie dans le pays voisin que la RD sera prête à soutenir. En ce qui a trait aux politiques migratoires et à la jouissance du droit à la nationalité, il promet entre autres de prendre des mesures axées sur le respect des droits fondamentaux découlant des engagements internationaux de son pays.
Gonzalo Castillo écarte la problématique migratoire de son programme tandis que Leonel Fernandez se s’accorde dans le sien au mythe de l’invasion comme horizon indépassable de l’héritage balaguérien où la migration est perçue essentiellement de manière négative, c’est-à-dire clairement comme un problème de sécurité nationale dont la solution est en conséquence des initiatives de politiques migratoires basées sur le renforcement, militaire notamment, du contrôle frontalier. Ce n’est pas un hasard, il faut bien le souligner, si la question migratoire est traitée dans son programme au cinquième pilier intitulé « Pour un pays plus tranquille et plus sûr » et portant donc sur ses propositions de politique de sécurité et défense nationales contre la criminalité et la délinquance.
La frontière
Abinader propose une vision progressiste de la gestion et du développement de la frontière où il prévoit de collaborer avec Haïti dans « l’installation des services douaniers modernes des deux côtés de la frontière afin que les deux gouvernements puissent se conformer pleinement aux lois tarifaires respectives et ainsi réduire le commerce informel et contrôler la contrebande ». Afin de mieux desservir les besoins d’échanges commerciaux, les foires binationales, communément appelées « marchés frontaliers » devront même fonctionner, sous sa présidence, six jours par semaine.
A l’opposé, la vision de Leonel Fernandez du développement frontalier est limitée au territoire dominicain, c’est-à-dire aux cinq provinces frontalières et aux deux autres provinces adjacentes qui sont parmi les plus pauvres du pays. Contrairement à Abinader, Fernandez n’envisage pas une coopération binationale frontalière. Il est le seul parmi les trois à penser de la sorte, vu que Castillo, ayant une vision proche à ce niveau de celle du candidat du PRM, prévoit dans sa politique extérieure envers Haïti de « Promouvoir la coopération bilatérale haïtiano-dominicaine et la collaboration frontalière, afin de dynamiser ce domaine, en adoptant des incitations pour des projets et des investissements potentiellement bénéfiques pour les deux États, en misant toujours sur le renforcement des contrôles d’immigration et la lutte contre la traite de personnes, le trafic de drogue et tout autre type d’activité criminelle commise le long de notre frontière ». Dans la foulée, Castillo va même jusqu’à encourager, dans son soutien au développement du sport à la frontière, des échanges entre de jeunes sportifs des provinces de la région frontalière dominicaine et ceux des communautés limitrophes d’Haïti.
Le dialogue binational
Abinader promeut à la fois le maintien d’un dialogue binational institutionnalisé entre les deux États – il croit dans la Commission Mixte Bilatérale qu’il entend renforcer – et le raffermissement des liens personnels entre les deux peuples et leurs élites. Ces rapprochements serviront selon lui « à dépolitiser la question des relations bilatérales et à déconstruire les perceptions négatives construites des deux côtés de la frontière et basées fréquemment sur des mensonges historiques ».
Castillo, de son côté, ne s’exprime pas sur le dialogue binational, mais Leonel Fernandez confie clairement qu’il ne croit guère à l’utilité de la Commission. Une de ses principales initiatives de politique étrangère à l’égard d’Haïti consiste précisément, dit-il, à « créer un nouveau mécanisme de dialogue et de consultation permanente pour remplacer la commission mixte bilatérale ».
La coopération haïtiano-dominicaine et le développement insulaire
Abinader se dit conscient que les relations haïtiano-dominicaines sont “difficiles, complexes et mal coordonnées” mais reconnait que les deux peuples sont interdépendants. Pour cela, il croit qu’ils doivent s’entraider à travers des mécanismes de coopération dans de nombreux domaines tels que l’environnement, l’agriculture, la santé, la sécurité, etc.
En outre, un autre paradoxe majeur dans la vision haïtienne d’Abinader est le quatrième objectif de sa politique extérieure envers Haïti qui vise à encourager et à promouvoir le développement de ce pays qu’il appelle « la nation sœur ». Il est clair là-dessus : « Combler le fossé de la pauvreté et des inégalités entre la République dominicaine et Haïti est d’une importance vitale pour notre pays ».
Par ailleurs, soucieux de cet objectif, il parvient même à suggérer au gouvernement haïtien d’apprendre à tirer profit pour le développement d’Haïti des milliards de dollars qui lui arrivent annuellement sous forme d’envois de fonds de sa diaspora dont la République dominicaine représente la deuxième source. De même, Abinader entend offrir aux Haïtiens la coopération technique des Dominicains dans la lutte contre la dépendance haïtienne à l’utilisation du charbon et du bois de chauffage pour la cuisson des aliments : « C’est un domaine dans lequel nous pouvons collaborer compte tenu de l’expérience accumulée par notre pays en transit du charbon au gaz au cours des soixante dernières années ».
En somme, ne cherchez pas des idées similaires dans les programmes de gouvernement de Leonel Fernandez ou de Gonzalo Castillo. Abinader est le seul des trois candidats favoris à exprimer autant d’indulgence envers Haïti et autant de confiance dans l’avenir de ce pays et dans les bienfaits d’une coopération binationale pour son développement.
Considérations finales
Le candidat du PRM considère clairement Haïti comme un pays qui peut se relever avec l’aide sincère de l’État et du peuple dominicains sans prétendre, dit-il, qu’il y aurait « une solution dominicaine à l’odyssée haïtienne ». Dans la vision qui est dégagée de son programme de gouvernement, Haïti figure en résumé à la fois comme une opportunité commerciale à consolider, une réalité historique à mieux saisir et une nation sœur à aider à sortir des gouffres de la pauvreté dans une perspective de coopération pour le développement intégral de l’île. C’est un acte courageux qui mérite d’être salué avec révérence, car ni Leonel Fernandez ni Gonzalo Castillo n’a osé aller aussi loin. Ces derniers savent très bien ce que peut coûter une telle posture pro-haïtienne en République dominicaine à un candidat présidentiel. De fait, malgré l’existence bruyante du vieux Vinicio Castillo et sa bande de la Force Nationale Progressiste, alliés fidèles de Fernandez, la situation est certes meilleure aujourd’hui qu’avant, mais personne n’est naïf au point de croire que sont totalement vaincus les vieux démons antihaïtiens que les présidentielles dominicaines ont l’habitude de ranimer depuis les virulentes campagnes racistes et déshumanisantes qui ont été systématiquement menées contre Peña Gómez dans les élections présidentielles de 1990, de 1994 et de 1996.
En fin de compte, tout n’est pas vraiment gagné d’avance pour Abinader malgré sa place triomphante dans la majorité des sondages. Sa meilleure chance sera donc de remporter les élections dès le premier tour ou tout au moins d’avoir à affronter au second tour le candidat du PLD qui ne pourra pas facilement bénéficier du support d’un Leonel Fernandez dont la défaite, le 5 juillet, pourra le faire revivre la frustration et la rancune de son échec aux dernières primaires du PLD. En revanche, même si c’est peu probable qu’advienne un tel cas de figure, la tâche la plus ardue sera de vaincre Leonel Fernandez au second tour. Si cela arrive, Fernandez n’aura pas de la peine à séduire l’électorat du PLD qui est habitué à le suivre et qui de fait suit encore son épouse, Margarita Cedeño, l’actuelle vice-présidente, candidate de surcroit à sa réélection comme colistière de Castillo au PLD.
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