Politique

Haïti s’effondre et s’illusionne sur une éventuelle solution internationale à sa crise

Le journal a interviewé le sociologue Smith Augustin, ex-ambassadeur d’Haïti en République dominicaine, actuellement en visite académique en France. Après son intervention à Paris sur l’avenir des relations haïtiano-dominicaines, il vient de présenter ce 13 juin une conférence intitulée « Défis et enjeux de la crise haïtienne actuelle pour les relations internationales dans la Caraïbe » à la table ronde « Les relations internationales de la Caraïbe : histoire, évolution récente et perspectives » du 3ème Congrès international de l’Institut des Amériques qui se tient à Lyon du 12 au 16 juin 2023. L’Ambassadeur Augustin s’interroge ici avec nous sur la nature et le dénouement de la crise haïtienne actuelle.

Juno7 : Ambassadeur Augustin, comment définiriez-vous la crise haïtienne actuelle?

Smith Augustin : D’aucuns pensent que la crise actuelle d’Haïti serait transitoire et s’interrogent aussi sur l’issue de ladite crise en se demandant surtout si les Haïtiens pourront s’en sortir seuls ou s’ils doivent nécessairement compter, pour le faire, sur une quelconque force d’intervention étrangère. Vous me posez en effet la question la plus intéressante, car portant sur la nature de la crise elle-même, elle me permet de saisir le problème dans son essence, car il est tout-à-fait superficiel de confondre l’épisode actuelle de la crise, dominée par la violence débridée des gangs, avec la crise historique profonde. Le problème est plus général et la phase actuelle est celle de l’aboutissement du cheminement de la décomposition progressive et finale de l’État haïtien ayant passé d’un État « faible » (Corten, 2011), « disloqué » (Stotzky et al., 2012), « défaillant », « dysfonctionnel » (Gédéon, 2013), failli (Bauchard, 2011) à un « État effondré » (Zartman, Bolton, 2011), c’est-à-dire à un Étatqui n’est que l’ombre de lui-même n’étant plus en mesure d’assurer sur son propre territoire un minimum de ses fonctions régaliennes dont la jouissance du monopole légitime de la violence et de la fiscalité.

Juno7 : comment décririez-vous cette ultime phase dont vous parlez?

S.A. : Le système politique haïtien a implosé, est vidé de son autorité, dévoilé dans ses profondes structures et objectifs de colonialisme interne qui l’ont conduit à sa perte capitale. L’évidence de sa chute réside bien sûr dans l’état de misère déplorable et abject du peuple haïtien mais les deux ultimes symboles de sa dégénérescence seraient d’une part l’assassinat solitaire du président Jovenel Moïse dans la plus grande banalité de la présidence et d’autre part le vide institutionnel général qui en fait, depuis quelques temps déjà, un État républicain sans aucun élu. Christophe Wargny l’avait bien prédit dans son livre Haïti n’existe pas, 1804-2004 : 200 ans de solitude où il écrit ceci : « Haïti 1804 : première république noire indépendante. Le monde de 2004, deux cents ans après, préfère l’anniversaire du sacre de Napoléon. Qui s’interroge sur le destin d’un pays mis en quarantaine et en coupe réglée par l’Ancien et le Nouveau Monde, unis pour l’empêcher d’exister? Unis aussi à une « élite » locale cynique, à ses satrapes et à ses mercenaires. Ensemble, ils maintiennent une société coloniale au XXIe siècle ». Le professeur Jean Waddimir Gustinvil, philosophe, résume bien aussi la situation dans son ouvrage La révolution servile haïtienne et l’énigme du retour, paru tout récemment. La révolution haïtienne, dit-il, a créé le sujet post-esclavagiste et postcolonial. L’ancien esclave crée la situation de retournement du système colonial en se faisant complice du maître dans la reproduction de la relation de colonialité.

Juno7 : Dans ce cas de figure, les élites ayant échoué, comment pensez-vous que la communauté internationale pourra-t-elle aider?

S.A.: Bon, la première chose c’est que, tel que Wargny l’a dit, la communauté internationale fait aussi partie du problème, compte tenu des politiques de domination menées vis-à-vis d’Haïti notamment par les puissances européennes et les États-Unis. Cependant, doit-on les écarter dans la recherche des solutions? Je ne pense pas que nous pourrons en avoir les moyens. Néanmoins, faut-il surtout essayer de comprendre pour l’instantla réticence et le vacillement de la communauté internationale voire une certaine indifférence quoique déguisée de sa part. Et ce, malgré ses quelques initiatives intéressantes dont les prises de sanctions, en dépit de leur caractère unilatéral et arbitraire, qui ont su quand même forcer nos élites à se rendre compte de leur laideur et de leur échec.

Juno7 : Oui, mais est-ce suffisant?

Bien sûr que non. Les acteurs internationaux continuent de jeter un regard sur le mal haïtien prétextant une certaine volonté d’aider. La triste vérité est que nous ne sommes pas l’une de leurs priorités. Nous avons la pédante habitude de nous croire au centre du monde. Nous avons tort, car le système économique mondial et même le régional peuvent très bien continuer leur marche sans la paix en Haïti. En d’autres termes, c’est à la fois un mythe de croire et un cliché de dire que la crise haïtienne serait un souci réel pour le monde international et une menace pour la stabilité sociopolitique et la croissance économique de la région caraïbéenne. De fait, si tel était le cas, la solution aurait été vite trouvée depuis longtemps.

Les pays de la région ne se préoccupent en effet que pour le défi migratoire que pose la crise haïtienne puisque celle-ci pousse aussi les Haïtiens à sortir massivement des frontières de leur pays. Les États-Unis et la République dominicaine qui sont parmi les plus habitués savent très bien comment s’y prendre et en profiter. Les petites Antilles ont un peu plus de mal à s’ensortir, il est vrai.

Du reste, personne ne s’en inquiète. Le commerce cynique des armes et des munitions vers Haïti devient plus juteux. Mais, en gros, la faiblesse de l’économie haïtienne et son poids négligeable dans l’économie régionale voire mondiale rendent les perturbations internes du pays sans conséquence majeure sur la scène internationale. Haïti n’est nullement un leader de l’économie régionale et même si c’était le cas, de façon générale, le poids du commerce international de l’Amérique latine et de la Caraïbe se situe aux environs de 3 % des échanges mondiaux. Juste pour prendre un exemple : les pays de la Caraïbe qui dépendent en grande partie du secteur touristique accueillent 33,7 % de tous les croisiéristes du monde et plus de 30 millions de touristes par an qui leur rapportent sur la même période près de 40 milliards de dollars. Les manifestations de la crise haïtienne dans les cinq dernières années n’ont causé aucun impact significatif sur ce secteur dont Haïti a perdu presque la totalité du marché depuis l’instabilité sociopolitique des années 80. En outre, l’international peut-il vraiment se préoccuper pour Haïti si ses investissements dans la région sont pratiquement ailleurs? La République dominicaine par exemple, suivie de Bahamas qui en reçoit 21%, attire à elle seule plus de la moitié(52%) du total des investissements directs étrangers dans les pays de la Caraïbe, soit plus de 40 milliards de dollars américains depuis 2017.

Juno7 : Que faire alors?

S.A. : Le « que faire » est la grande question d’aujourd’hui. À nos élites de se décider finalement en communion avec l’intérêt général. Jusqu’à présent, comme des enfants insouciants maisrisiblement fiers, avons-nous fait autre chose que nous déchirer réciproquement dans des guerres d’ego? Entre temps, le pays continue d’être pour lui-même sa plus grande menace. Son instabilité chronique ne fait que diminuer chaque fois plus ses chances d’intégrer le système économique régional et mondial. En définitive, je pense que nous aurons tout compris quand nous admettrons que la motivation humaniste des interventions étrangères, sur laquelle nous semblons compter outre mesure,n’est qu’une illusion et l’action humanitaire, un marché, une « assistance mortelle » (Raoul Peck). Les pays ne s’émeuvent et ne se meuvent en réalité qu’en fonction de leurs intérêts économiques et quelques fois politiques. À nous d’identifier et de défendre les nôtres. Cela ne va pas être spontané non plus, car notre société est profondément divisée. Il va falloir trouver quelque chose qui nous rassemble au-delà de nos contradictions. C’est à la fois une urgence et une nécessité historique. Ou nous nous décidons à faire le saut ou nous mourrons tous comme des bêtes!

Propos recueillis par John Fritz Moreau

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