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Jacques Jean Vernet tient pour responsables les hommes d’affaires de la descente aux enfers du pays malgré leur mea culpa
Jacques Jean Vernet reconnait, dans une lettre ouverte d’un universitaire-citoyen au secteur privé haïtien, qu’il s’agit d’un mea culpa à demi-mot, en évoquant la note du secteur des affaires en décembre dernier. Mais il les invite à reconnaître que la descente aux enfers de notre pays relève essentiellement d’un déficit criant d’organisation et de répartition des richesses de l’économie dont ils sont les tenants.
Pour le sociologue et professeur à l’UEH, la démarche des hommes d’affaires se révèle incapable de générer le changement social et la stabilité nécessaires pour affranchir le pays du cycle infernal des transitions politiques et de la présence récurrente des forces internationales de sécurité. Il affirme par ailleurs que l’élite économique nationale dont ils sont les héritiers n’a pas su rompre avec l’idéologie esclavagiste basée sur la domination des masses urbaines et rurales et le déni de leurs droits. Nous publions intégralement son texte.
Lettre ouverte d’un universitaire-citoyen au secteur privé haïtien
Mesdames / Messieurs les membres du secteur privé haïtien,
Votre note publique de décembre 2022 sur la situation haïtienne défraye encore la chronique. La gravité de la conjoncture et le caractère inédit de votre démarche m’obligent, de mon lieu d’universitaire-citoyen, à en décrypter le sens tout en relevant les facteurs non élucidés, notamment votre responsabilité historique dans le maintien du système socioéconomique à l’œuvre et dans la descente aux enfers de la Nation aux côtés des dirigeants nationaux.
Pour aller d’emblée à l’essentiel, je retiendrais sept points de votre note :
Si certaines des propositions ci-dessus s’imposent dans le cadre d’un changement social, sous réserve d’actes tangibles, votre note souffre néanmoins de cinq déficits majeurs :
Me fondant sur ces considérations, force est de constater que votre démarche se révèle incapable de générer le changement social et la stabilité nécessaires pour affranchir le pays du cycle infernal des transitions politiques et de la présence récurrente des forces internationales de sécurité, comme vous vous plaisez à l’affirmer.
Mesdames / Messieurs les membres du secteur privé haïtien,
Plus donc que ce mea culpa à demi-mot, il est temps de reconnaître que la descente aux enfers de notre pays relève essentiellement d’un déficit criant d’organisation et de répartition des richesses de l’économie dont vous êtes les tenants. Car si nos ancêtres à nous tous ont pu sceller l’« union sacrée » au terme d’un long processus révolutionnaire pour entrer dans le concert des Nations en 1804, deux écueils historiques majeurs persistent aujourd’hui encore quant aux conditions devant garantir la cohésion sociale. D’abord, la première élite économique nationale dont vous êtes les héritiers n’a pas su rompre avec l’idéologie esclavagiste basée sur la domination des masses urbaines et rurales et le déni de leurs droits. Elle a orienté l’économie vers la production de denrées exportables et la spéculation sans établir des liens de solidarité avec ces catégories laborieuses. Ainsi, ne se sont-ils jamais employés à construire une collectivité avec les nouveaux libres pour composer une communauté de diverses catégories de concitoyens liées par des intérêts nationaux. De plus, ils n’ont jamais cherché à consolider l’État et souscrire à l’idée du bien public, car ils n’ont pas cru en avoir besoin pour s’enrichir et se protéger. Plus d’une fois, ils ont fait appel à leur légation pour exiger telles indemnités indues de ce dernier sous la menace de canons et garantir leur protection. Le refus historique de soumettre vos activités économiques au respect de la loi ou à la régulation étatique, d’une part, et le déficit congénital de patriotisme de votre secteur, d’autre part, trouvent là leur terreau d’origine.
Par ailleurs, à partir de l’assassinat de Dessalines (1806), la plupart des dirigeants nationaux ont adhéré à ce modèle pour former, à vos côtés, les deux factions de l’oligarchie dont la fortune repose tant sur la misère et la domination des masses -desquelles elles cherchent à se distinguer- que sur la faiblesse de l’État. L’occupation américaine (1915), l’entrée des institutions internationales (1949), le départ des Duvalier (1986) n’ont quasiment rien changé de cette réalité sociétale. Ce modèle s’est établi sur une économie de rente pilotée par quelques familles,motivées par ce que je conviens d’appeler une rationalité flibustière. Celle-ci s’explique par l’exacerbation des logiques individualistes caractérisant le comportement des principaux acteurs dominants de l’économie et de l’Etat basé sur le déni des normes, l’absence de reddition des comptes et la violence à des fins d’enrichissement personnel au détriment du bien public et des intérêts nationaux.
Aujourd’hui encore, tout semble indiquer que vous n’avez pas pris conscience de ce blocage historique majeur, voire entrepris de vous en éloigner. Ceux d’entre vous qui sont rentrés en Haïti dans le contexte de la deuxième guerre mondiale ou plus récemment encore se sont tout simplement alignés sur cette réalité nationale. Le pays attend encore que se manifeste une fraction du secteur privé des affaires dite progressiste soucieuse de la modernisation de l’économie et du bien public.
Mesdames / Messieurs les membres du secteur privé haïtien,
Pour compléter cette remontée historique, il parait impérieux d’analyser quelques éléments récents ayant scandé l’évolution de l’économie haïtienne, son impact sur la situation politique et la violence au cours des quatre dernières décennies. En effet, la liquidation des entreprises nationales qui a démarré depuis le début des années 1980 au profit de la sous-traitance a porté le coup de grâce à ce qui restait du système agricole et de la production nationale. Ceci a entrainé des flux migratoires inédits vers les principales villes déjà sous-urbanisées du pays et vers l’extérieur. La paupérisation croissante et la prolifération des bidonvilles en sont le résultat direct. Soutenue par la répression militaire de coup d’État en coup d’État après le départ des Duvalier en 1986, l’économie de rente s’est radicalisée au point d’incarner une véritable économie flibustière. Celle-ci pousse les intérêts individuels d’autant plus à leur paroxysme, qu’elle les place au-dessus de ceux de la collectivité et de l’État. En réalité, ce modèle s’est renforcé de façon inédite au mépris des aspirations populaires inscrites dans la Constitution de 1987 et de l’établissement de la démocratie à travers la contrebande et la corruption, la subvention de familles particulières, les monopoles et les passe-droits. En plus du soutien des Forces Armées d’Haïti (FAD’H) et des groupes paramilitaires, certains membres du secteur privé ont introduit des gangs armés au sein de certains quartiers populaires à Port-au-Prince à proximité des principaux circuits de commercialisation en vue d’éliminer toute compétition. Face à cette concurrence déloyale accompagnée de violence sur leur personne et leurs biens, certains entrepreneurs ont dû fuir le pays.
Parallèlement, dans le prolongement du mouvement social antidictatorial, le mouvement lavalas a cristallisé lesrevendications d’une frange significative de la population face à ce système d’exclusion entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. Ceci explique la forte légitimité populaire qui a marqué l’accession du régime lavalas au pouvoir en 1991. Toutefois, celui-ci n’est pas parvenu à lever les défis de cette économie flibustière, pas plus que ceux de l’armée qui a opéré le sanglant coup d’État du 30 septembre de la même année. En revanche, certains acteurs de ce régime ont glissé vers la violence principalement en réponse aux putschistes. Le démantèlement désordonné de l’institution militaire (1995) dont certains éléments ont été soupçonnés par la population de se travestir en zenglendosplusieurs années auparavant et le foisonnement incontrôlé des compagnies privées de sécurité ont envenimé le climat sécuritaire. Le trafic des armes et des stupéfiants est devenu alors un marché juteux pour certains d’entre vous et pour des dirigeants politiquesqui n’ont pas hésité à corrompre des cadres des institutions publiques notamment de l’institution policière naissante et de la justice. Après une quinzaine d’années environ de dialogue de sourds, le Groupe des 184 arborant son « Nouveau contrat social » dont bon nombre d’entre vous furent les fers de lance a provoqué à nouveau le départ des principaux tenants du régime lavalas enfévrier 2004. Si une partie de la classe moyenne et des masses y a adhéré compte tenu du caractère mélioratif du projet, celui-ci n’a pas été matérialisé dans les faits et n’a pas entrainé le changement social escompté, tandis que le système socioéconomique a continué de se renforcer. La riposte des partisans du régime évincé a occasionné alors une nouvelle vague de violence dans le pays. Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui a affecté toutes les catégories sociales n’a pas servi à créer de nouveaux liens de solidarité. Au contraire, a suivi la saison d’un cortège de dirigeants illégitimes bénéficiant de votre appui. Aujourd’hui, un nombre imposant d’entre eux aux cotés de multiples entreprises privées sont accusés de corruption par des institutions nationaleset la clameur publique notamment dans le dossier Petro Caribe.
C’est dans ce contexte que certains quartiers populaires de Port-au-Prince où se concentrent des milliers de jeunes socialement vulnérables, ayant tour à tour servi de rampe de lancement pour les revendications populaires depuis le milieu des années 1980, de base arrière pour certains d’entre vous et de vivier électoral pour le régime lavalas, ont été instrumentalisés depuis plus d’une dizaine d’années par des dirigeants politiques de tous bords. Ceci a donné lieu à cette nouvelle cohorte de gangs génératrice de zones de non droit dans la région métropolitaine de Port-au-Prince dont les agissements recouvrent divers massacres au sein despopulations de plusieurs quartiers obligées de se déplacer et la perpétration d’enlèvements en série ; leurs tentacules s’étant étendues dans plusieurs autres Départements du pays. Parallèlement, l’avidité des uns, l’intransigeance des autres, la surdité d’autres encore ont exacerbé la crise de gouvernabilité caractérisée par l’incapacité des autorités à organiser des élections et à renouveler l’institution parlementaire, le dysfonctionnement du Pouvoir judiciaire et une institution policière bancale ; alors que l’assassinat du Président de la République le 7 juillet 2021 a amputé l’Exécutif de son principal mandataire. Plus d’un an et demi après, la crise nationale est totale, marquée par la flambée du kidnapping, le déficit d’accès de la population aux devises étrangères et la décote de la gourde, l’inflation et l’incapacité d’assurer la disponibilité du carburant et d’autres produits stratégiques.
Par ailleurs, s’agissant de la CI sur laquelle vous semblez fonder vos espérances pour un nouveau paradigme en matière de coopération, vous avez accepté son modèle de démocratie de l’humanitaire supporté par des forces militaires pendant ces trois dernières décennies sans songer à solliciter son appui dans laréforme l’économie ni même à proposer un plan de développement national. Ironie du sort, la violence et l’insécurité ont progressivement gangrené nos villes comme jamais auparavant, malgré la présence soutenue des forces onusiennes. La réception de ce modèle étriqué accompagnant l’entrée en scène de nouveaux acteurs sociaux après la dictature et les régimes militaires a provoqué une ruée vers l’Etat (l’or), vu que ce dernier est considéré comme l’unique source de mobilité sociale face à unsystème économique monopolistique, générateur de pauvreté, de misère et d’inégalités les plus scandaleuses au monde. Cette situation a engendré une espèce d’« oligarchie politique » issue notamment du Parlement. S’inscrivant dans la continuité de l’histoire, certains de ces acteurs politiques n’ont cherché qu’à s’asservir à un clan ou à un autre de votre secteur aux fins de garantir leur réussite personnelle.
Mesdames / Messieurs les membres du secteur privé haïtien,
La crise actuelle est essentiellement tributaire de l’épuisement du système socioéconomique bi-séculaire dont il convient de signaler quelques facteurs structurels et reproductifs :
Ainsi, pour avoir placé les intérêts individuels et familiaux au-dessus de ceux de la collectivité et de l’Etat avec le soutien même de certains dirigeants nationaux, vous avez élevé l’économie au rang d’un bien patrimonial avec pour effets pervers la fuite systématique de capitaux et de cerveaux. La pauvreté du pays s’explique alors par une série de paradoxes traduisant le gaspillage des ressources nationales auquel vous n’êtes pas étrangers :
Mesdames / Messieurs les membres du secteur privé haïtien,
Le système économique dans lequel vous avez jusque-là prospéré et dont j’ai tracé une brève esquisse a participé à imposer des sanctions bi-séculaires à la population. D’un tel déni de droits, il n’est d’antécédent que l’esclavage ou l’apartheid et de réalité contemporaine que cette économie flibustière, vectrice de la misère abjecte de la population dans nos bidonvilles et nos campagnes affichant les taux les plus critiques au monde en matière d’analphabétisme, de mal nutrition, d’adduction d’eau potable, de mortalité infantile et juvénile, de violence sexuelle sur les filles et les femmes, de ratio policier/habitant, d’enregistrement des naissances et de détention d’une pièce d’identité, d’accès au WC et autres commodités socio-sanitaires, etc. La situation actuelle est révélatrice d’une crise aigüe de citoyenneté et de légitimité puisque vous et les dirigeants nationaux qui constituez la double élite économique et politique n’avez jamais donné le ton comme les premiers citoyens responsables du destin de la Nation. A cela s’ajoute un modèle économique qui ne favorise aucun lien de solidarité entre les catégories sociales, tandis que les politiques publiques sont en net déphasage par rapport aux besoins et aspirations des populations. Ces questions historiques fondamentales ont engendré l’économie flibustière et une crise politique interminable pendant plus de trente-cinq ans. Si la plupart d’entre vous ne se montraient pas concernés même par le kidnapping, avec les sanctions internationales la crise nous éclate tous en pleine figure : anciens libres / nouveaux libres ; noirs / mulâtres ; pitit Dessalines / fils de Pétion ; duvaliéristes / lavalassiens / membres du PHTK. En conséquence, il n’apparait plus possible de revenir au business as usual, car le risque encouru est celui de l’hypothèque même de la Nation.
Au final, êtes-vous capables, par un sursaut national, de renouer avec la vocation de toute élite économique aux côtés de la classe moyenne et des masses, de construire une nouvelle alliance de classes afin de restaurer la confiance, de renégocier les termes de l’économie, de redéfinir vos rapports à la loi et vos relations avec l’État ? Plutôt que d’identifier le gouvernement, les acteurs politiques et la CI comme seuls interlocuteurs, êtes-vous prêts à engager d’abord et en toute sincérité l’indispensable dialogue social avec les organisations de la société civile incluant principalement les syndicats, les corps de métier, les organisations paysannes, les universitaires, les organisations féminines, le secteur religieux ? Ne misant pas pour que tels souhaits se transforment en chimères, je me permets de souligner à votre considération quelques axes thématiques sur lesquels pourraient porter les assises appelées à définir les actions concrètes à adopter au bénéfice de la collectivité tout entière :
Jacques JEAN VERNET
Sociologue, Professeur à l’UEH
E-mail : [email protected]
Mars 2023
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