Dans une lettre adressée à l’ambassadeur du Canada accrédité en Haïti, André Frenett, le sénateur de l’Ouest, le très modéré Patrice Dumont, attire son attention sur le caractère superficiel de sa compréhension des dernières étapes que prennent les revendications populaires de nos jours, que le sénateur qualifie de « la plus belle crise politique haïtienne depuis 1946, belle parce que porteuse de gènes anti corruption et anti violence, principaux maux handicapant le bonheur national haïtien ».
Cette correspondance est une réponse à ce tweet publié le 12 juin dernier par le diplomate canadien qui « condamne les actes de vandalisme posés au Sénat » et cette exhortation « des dirigeants politiques, du secteur privé et des représentants de la société civile, d’écouter cet appel du peuple et de travailler ensemble pour un dialogue inclusif et constructif, ouvert à tous les points de vue, afin de développer des solutions durables pour les défis auxquels est confrontée la population ».
La lecture de l’ambassadeur paraît ignorer l’expression conjoncturelle et structurelle de la crise socio-politique et économique haïtienne. La corruption endémique, l’impunité, les émeutes de juillet 2018, la décote de la gourde par rapport aux devises étrangères, le déficit budgétaire excessif, le dossier des 7 présumés mercenaires, l’inflation galopante, l’implication du président au plus grave crime financier jamais enregistré dans l’Histoire du pays entre autres, souligne le sénateur Patrice Dumont à l’attention de l’ambassadeur pour tenter d’éclairer sa lanterne sur le bien-fondé du cri populaire et ses corollaires.
Lisez in extenso le contenu intégral de la correspondance du sénateur Patrice Dumont adressée à l’ambassadeur canadien accrédité en Haïti André Frenett.
Lettre ouverte à l’Ambassadeur du Canada
Port-au-Prince, 13 juin 2019
Monsieur André Frenette
Ambassadeur du Canada
Monsieur l’Ambassadeur,
Dans une lettre publique non teintée d’esprit polémique adressée à l’Ambassadeur du Canada accrédité en son pays, le Sénateur haïtien que je suis ne peut faire l’économie de louer, sans formalisme diplomatique, la qualité des relations haïtiano-canadiennes. En d’autres circonstances, je me serais éternisé sur la générosité du terroir politique, scientifique, littéraire, sportif et social de l’immigration de votre pays cristallisée en des spécimens d’origine haïtienne, tels Mickaëlle Jean, Dominique Anglade et son feu père Georges, Samuel Pierre, Frédéric Boisrond, Dany Laferrière, Adonis Stevenson, Bruny Surin, Patrice Bernier, j’en passe, et toutes ces cohortes d’Haïtiennes, d’Haïtiens dont les compétences professionnelles sont valorisées presque avec ferveur par une large frange de vos compatriotes. Mais il s’agit d’un autre sujet : la plus belle crise politique haïtienne depuis 1946, belle parce que porteuse de gènes anti corruption et anti violence, principaux maux handicapants du bonheur national haïtien.
À ma connaissance, vous vous êtes prononcé publiquement sur cette crise en deux circonstances : le tweet qui « condamne les actes de vandalisme posés au Sénat » et cette exhortation « des dirigeants politiques, du secteur privé et les représentants de la société civile, d’écouter cet appel du peuple et de travailler ensemble vers un dialogue inclusif et constructif, ouvert à tous les points de vue, afin de développer des solutions durables pour les défis auxquels est confrontée la population ».
Par cette adresse du 12 juin, vous avez mis de côté la superficialité de l’immédiatement visible pour amorcer un voyage dans les profondeurs de la crise structurelle de mon pays, l’expression conjoncturelle de son mal-développement étant les événements des 6, 7, 8 juillet qui se répercutent jusqu’à aujourd’hui sans encore pouvoir enfanter le premier pas de la rédemption nationale : la démission du Chef de l’État, Jovenel Moïse. Il y en aura beaucoup.
En quoi est-il permis à des individus, des organisations sociales, religieuses, des corporations, des leaders d’opinion, des partis politiques, des parlementaires, ainsi le souverain dans une proportion significative, de demander la démission d’un président élu ?
En ce que le citoyen, ces groupes sociaux, ces élus eux-mêmes, constatent objectivement, non pas seulement que le président leur gâche la vie par des politiques gravement maladroites (déficit du 1/5e du budget), donc décote accélérée de la monnaie nationale en termes pratiques indexée au dollar, donc baisse dramatique du pouvoir d’achat, mais encore que le président a participé au plus grave crime financier jamais enregistré dans l’Histoire du pays (Petro Caribe), que le président et sa femme sont en collusion dans une affaire d’État (Dermalog), que le président avait usurpé un titre académique (Génie civil), que le président a organisé ou a autorisé, ou a laissé faire qu’un groupe de sept mercenaires viole le territoire national pour des missions forcément inavouables, que le président a ordonné son ministre de la justice de désavouer la Police Nationale qui avait arrêté ces mercenaires armés jusqu’aux dents en les déchargeant de toute action illégale et en se dépêchant de les remettre à l’ambassade américaine (avec leur attirail de guerre ?) et leur avion, certainement, avant qu’un juge n’ait eu le temps de les interroger, que le Président a fait obstruction à l’action de la justice, alors que cette violation du territoire national en étant surarmés ne peut être qualifiée autrement que criminelle, que le président et son épouse entretiennent des relations étroites avec des gangs, auteurs du massacre de la Saline (dizaines de morts)…
Heureusement que nous tous éprouvons une grosse honte, lourde comme une chape de plomb. La jeunesse Petro challengers et des voix intergénérationnelles veillent. « Dialogue inclusif et constructif, écouter cet appel du peuple, solutions durables pour les défis auxquels est confrontée la population », quelles sont belles les recommandations que vous faites à mon pays ! Hé bien, oui, Monsieur l’Ambassadeur, l’un des défis qui se pose à mon peuple est son relèvement moral. En pensant à Thomas d’Aquin qui reconnaît qu’« il faut un peu de bien-être pour pratiquer la vertu », je vois, cependant, les jeunes Haïtiens frappés par le dénuement démontrer leur vertu citoyenne sans équivoque depuis bientôt un an contre la corruption quatre milliards de fois criminelle du Petro Caribe.
Défendre un mandat électif, comme moi-même et d’autres Haïtiens l’avons fait avant ou après le Core Group, est une démarche hautement démocratique. Ainsi, les systèmes politiques, réglés comme une horloge, qui renouvellent le personnel politique à rythme régulier sont l’idéal à poursuivre. Toutefois, combien de fois n’a-t-on pas vu ailleurs des chefs d’État non respectueux de la Constitution destitués? Pourquoi alors, non par effet de mode, mais par nécessité, Haïti ne suivrait-elle pas les cas du président Otto Perez qui avait démissionné en 2015 au Guatemala après avoir été accusé de corruption, de même que Jakob Zuma de l’Afrique du Sud, Dilma Rousseff et Temer au Brésil, Park Geun Hye en Corée du Sud? Et puis, les Haïtiens qui reconnaissent l’endémie de la corruption dans leurs mœurs politiques, commerciales et fiscales, n’ont-ils pas le droit d’espérer un soutien de leurs amis dans leur quête de défense contre ce mal qui répand la terreur et contre lequel souffle de partout le monde un vent de grande fraîcheur de morale publique?
Pendant plusieurs mois, le déni a été l’arme du président Jovenel Moïse pour se protéger et épargner ses amis politiques de la rigueur de la loi relative à la défense des intérêts d’Haïti contre la prévarication. Crimes financiers, fautes politiques graves : Jovenel Moïse n’est plus digne de diriger le pays. Bien sûr, l’article 93 de la Constitution attribue à la Chambre des Députés « le privilège de mettre en accusation le Chef de l’État ». Le 97 autorise le Sénat « à s’ériger en Haute Cour de Justice ». Toutes les dérives que s’est permises le Président justifient aisément la mise en branle du processus de destitution, mais sa double majorité parlementaire lui garantit une impunité politique indue. Alors, tous les secteurs de la nation, le peuple revendicatif donc, se sont érigés en redresseur de torts suprême. La désobéissance civile est à son comble. Jamais un Chef d’État haïtien n’a été autant insulté. La situation de blocage des rues, des routes, du commerce, des écoles, des Universités, s’est radicalisée. Le pays ne peut ne pas être en mode émeute. Si on calcule les pertes économiques et sociales subies par semaine de manifestations pour obtenir la démission de président Moïse en les multipliant par les 152 semaines de mandat qui lui restent, il ne restera plus de mon pays qu’un vague souvenir de présence humaine rationnelle. Parallèlement, heureusement, les forces sociales et politiques haïtiennes sont en train de presser le pas en toute sérénité pour proposer une alternative unitaire patriotique, frugale et vertueuse, à cette présidence honnie. La reconnaissance internationale étant consubstantielle à la légitimité nationale, en toute raison, je crois, j’espère, que l’évolution de votre pensée sur ce moment de la crise haïtienne reflète l’état d’esprit de vos pairs du Core Group.
À propos du Core Group, justement, à l’un de ses membres qu’au cours d’une conversation, sérieuse jusqu’à la gravité, j’exprimais l’idée d’un nouveau deal entre mon pays et le sien, il rétorqua, les yeux pétillant d’esprit, qu’à ses yeux, il urge un nouveau deal d’abord entre les Haïtiens. Il avait raison. C’est en cours. Nous confessons devoir lutter contre la contrebande avec la plus grande rigueur, remettre nos entreprises autonomes au service de la nation, donc éteindre la corruption qui les gangrène, établir une vraie solidarité républicaine entre les couches sociales afin de réduire les inégalités et l’exclusion sociales, et élargir les classes moyennes. Nous nous rappelons aussi que nous sommes un État et que nous n’avons pas le droit de banaliser notre environnement, encore moins nos citoyens, surtout nos citoyennes pour lesquelles votre coopération internationale voue une préséance méritoire à tous points de vue. Du nouveau deal devra surgir une autre considération de notre diaspora : à part entière HAÏTIENS. Viendra alors le temps de ce nouveau deal : avec le pays dont je vous parlais plus haut, les autres membres du Core Group et la terre entière. Nous voulons faire en sorte que vous et nous soyons vraiment, vraiment amis. Nous aurons le temps, si vous le voulez bien, de visiter les contours de ce nouveau deal.
Au terme de cette longue lettre que je rendrai publique, je souhaite sincèrement n’avoir pas troublé votre matinée. Je vous fais, Monsieur l’Ambassadeur, mes vœux de paix que je vous demande de transmettre à votre famille et à vos collaborateurs dont le bonheur, je le sais, constitue une part importante du vôtre.
Patrice Dumont
Sénateur de la République