C’était Salon du Livre de Port-au-Prince. J’arrive, salle comble ! Je jette un regard circulaire pour tenter de faire corps à l’espace. L’espace avait quelque chose de fleur géante qui se déploie, laissant tomber des pétales de poèmes ; et ses racines entremêlées offraient tellement d’histoires que je voyais surgir, avec cette volonté de freiner mon élan de me laisser dissoudre dans cette manifestation livresque, un prix Deschamps ! Le pont à deux temps de Rachel Price Vorbe trônait tranquillement sur une table, brillant de tous ses feux. Je n’ai pas pu m’empêcher d’aller à la rencontre du livre, de le prendre, le parcourir rapidement, et après l’avoir humé à fond, souhaitant ainsi me remplir de tout son contenu dans un seul souffle, je l’ai acheté, tout excité.
Des semaines plus tard, j’ai commencé ma lecture. Inquiet, impatient, je me posais beaucoup de questions sur l’univers romanesque de Rachel Price Vorbe. Que nous raconte ses cent quatre-vingt dix-huit pages ? Quel sens caché de la réalité révèle l’auteure ? Quel dépassement propose-t-elle ? Première page lue, émotion toujours en suspend, le lecteur pénètre déjà dans un territoire connu. En effet, même s’il ignore encore ce qui est raconté, qu’aucune surprise ou rebondissement ne lui est offert, que le récit est peut-être tressé d’incohérence et que les efforts de littéralité, c’est-à-dire le travail sur le message et à la fonction poétique de la langue (schéma de Jakobson), sont hésitants, le lecteur découvre néanmoins son quotidien : sang, kidnapping, guerre et mort subite.
Le roman campe l’histoire de Ernest Petit-Frère, un enfant des bas-quartiers qui scelle son destin au sein du gang San manman. Il gravit tous les échelons jusqu’à en devenir le chef. Après la mort de son prédécesseur (Tilepè), Ernest alias Tizwazo veut redorer le blason de sa cité. Pour ce faire, il s’engage dans des magouilles, poursuit les trafics de drogue, les enlèvements et prépare ses projets politiques. Tizwazo est déterminé à atteindre son but, quel qu’en soit le prix, et profite de toutes les opportunités qui se présentent à lui. C’est ainsi que l’enlèvement de sœur Nathalie, membre de la Jeunesse catholique venue de France et évoluant chez les Sœurs de la Madeleine, n’était qu’une stratégie financière vite transformée en stratégie politique. D’’une certaine manière, Sœur Nathalie est passée du statut de membre de l’église à celui de membre du gang San manman. Et sous les ordres de Tizwazo, elle apprendra à lire et à écrire aux enfants de la cité.
Le pont à deux temps est un récit factuel qui oscille entre l’hyperbole et la méconnaissance de la réalité haïtienne, entre l’utopie-bancale et l’invraisemblable. Le roman de Rachel Price Vorbe se veut la description d’un lieu fabriquant d’espoir, d’un lieu construit qui fait fi de la conscience collective. À Cité des Anges, un chef de gang connu de tous, Tizwazo, est devenu député ! Une catholique française est kidnappée et a passé plus d’un an entre les mains de ses ravisseurs ! Comment cela a-t-il pu se produire ? Ce n’est pas que la littérature ne s’ouvre plus à l’impensable, mais c’est que les scènes décrites manquent de réalisme et de profondeur, et que l’espace de la narration ne saisit pas la pertinence du social.
Comment expliquer le sort de Sœur Nathalie quand on connait la solidarité mécanique (Durkheim) qui assure la puissance des liens sociaux entre les membres de l’Eglise catholique ? Comment concevoir qu’un gang ait réussi à séquestrer une française pendant plus d’un an malgré la politique des ambassades et de la communauté internationale en Haïti ?
Les personnages de Rachel Vorbe sont peu développés, peu autonomes, peu conscients de leur existence, et n’ont pas assez de signes sémiologiques (Philippe Hamon). Sinon, comment imaginer qu’un individu, produit d’une socialisation extérieure, puisse devenir membre d’un groupe gang sans manifestation de crise ?
Il convient toutefois de mentionner que le roman shoote la fatalité. L’œuvre de Rachel Vorbe peut être interprétée comme une démonstration que l’être humain est un élément d’espoir, que tout en étant sombre il peut accoucher l’aube, comme Cicéron. Cependant, si rien n’est fait, l’horreur demeurera, comme par exemple avec Tizwazo, puis avec Nèg Bossal. L’œuvre rappelle que nous sommes animés par le désir du changement, que certains de nos choix ne sont pas symptomatiques de notre incapacité à penser la politique et le bien commun, mais plutôt de notre désir pressant de sortir de cette situation d’inhumain et d’insécurité. Le pont à deux temps est aussi ce roman qui parle de la contradiction inexpliquée de l’Homme.