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Opinion

Si Jouthe Joseph avait raison?

HOMICIDE, PARRICIDE, INFANTICIDE, FEMINICIDE…

« L’État n’existe ni sur papier ni dans le réel ».

En écrivant ces lignes sur les propos du premier ministre haïtien, Jouthe Joseph, je voudrais tout simplement apporter une contribution intellectuelle dans l’éclairage de la population que beaucoup de personnes avisées ont déjà fait avant moi. En fait, je ne suis ni un donneur de leçon ni un partisan du régime, mais je voulais aller à contre-courant des réactions de certains leaders politiques et leaders d’opinion sur ce dossier. Je ne sais pas si Monsieur Jouthe avait fait cette déclaration par connaissance de cause ou par pure fantaisiste. Un fait est certain, une partie de cette déclaration a un peu de fondement. De ce fait, nous allons l’analyser de manière scientifique.

« L’État n’existe ni sur papier ni dans le réel ».

Voilà comment le deuxième chef exécutif haïtien du pouvoir PHTK, Jouthe Joseph a qualifié l’État dont il a la charge de diriger. A-t-il raison ou non? Nous ne savons pas, tout simplement, nous allons voir ce qu’on entend par l’État de papier et l’État réel (Pierre Bourdieu, 1991).

Pour commencer, il est important de définir l’État. En réalité, l’État n’a pas une définition fixe. Il existe plusieurs définitions : politique, juridique, économique, etc. Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons à la définition politique. Marx Weber dans le Savant et le politique définit l’État comme « une communauté humaine qui revendique le monopole de l’usage légitime de la force physique sur un territoire donné », (Weber, 1919). Selon cette conception, peut-on parler actuellement en Haïti de l’État de papier ou l’État réel? À notre avis, l’État réel n’existe pas en Haïti, ce que nous avons actuellement, est un État de papier. L’État réel est un État qui est en mesure de remplir ses fonctions essentielles : sécurité, santé, éducation, etc. D’après Bourdieu l’État réel n’existe pas sans la nation. Dans un tel État, « les droits de l’homme suivent les droits des citoyens » pour répéter Karl Marx, et « il faut faire entrer le peuple dans le jeu politique » ( Bourdieu, 1991, p. 564). Alors que l’État de papier ou l’État de juriste, selon lui, c’est un État qui existe, mais qui ne remplit pas ses fonctions sociales.

Les théoriciens de la science politique pour différencier l’État de papier de l’État réel, nous parlent d’État failli (failed state), qui est synonyme d’État faible (weak states), fragile (fragile states), effondré (collapsed states) ou déliquescent (Bouchard, Dénis, 2011, p. 10). Pour l’ONU, l’État failli désigne généralement « un dysfonctionnement des institutions étatiques se traduisant par une incapacité à remplir les tâches normalement dévolues aux États modernes » (L’ONU, Opération de Paix). C’est en effet un État qui ne peut pas assumer ses fonctions régaliennes. Charles Philippe David dans la guerre et la paix, pour citer Fund For Peace décèle au moins 12 indicateurs justifiant la faillite d’un État. C’est en effet le nombre de réfugiés et déplacés; le sous-développement; l’absence des services publics; les violations des droits de la personne; le fractionnement des élites, l’insécurité, la corruption, etc. (David, 2013, p. 114).

Haïti est-elle dans cette situation? Certes, ce n’est pas pour la première fois qu’elle se trouve dans cette « zone grise » (Philippe Boulanger, 2015, p. 147). L’État d’Haïti a effondré plusieurs fois durant son existence. Mais, cette situation que nous sommes en train de vivre actuellement commence en 2010-2011 avec deux événements majeurs : le tremblement de terre du 12 janvier 2010 et l’avènement de Michel Martelly au pouvoir. Ce sont ces deux situations qui surplombent l’État à ce stade-ci. Un coup d’œil rétrospectif sur l’histoire d’Haïti nous permet de mieux comprendre cette situation.

En fait, le premier effondrement de l’État a eu lieu avant même l’indépendance, le 1er janvier 1804. C’était l’époque où la colonie avait échappé au contrôle des autorités françaises, après 1789. C’était une situation de chaos. D’un côté, les colons planteurs avec l’Assemblée de Saint-Marc voulaient l’autonomie de Saint-Domingue. De l’autre côté, les affranchis avec Vincent Ogé, Jean-Baptiste Chavanne et autres réclamaient leurs droits politiques. Et les esclaves de leur côté avec Jeannot, Biassou, Jean François, etc., optaient pour la liberté générale. Cette situation chaotique a forcé la métropole française à faire certaines concessions administratives et politiques à Saint-Domingue. De 1789 à 1792, deux commissions civiles composées des commissaires de toute tendance idéologique se succédaient à Saint-Domingue dans le but de trouver un accord politique entre les différents acteurs. Toutes sont échouées, et cette situation a perduré jusqu’à l’affranchissement général des esclaves, le 29 août 1793 (David Rigoulet-Roze, 2011, p. 84). À partir de cette période, un nouveau leader surgit, il s’agit de Toussaint Louverture qui a pris en main cette situation, jusqu’à son arrestation le 7 juin 1802 (Dorsainvil, 1934, p. 139). Toutefois, en octobre 1802, avec le déclenchement de la guerre de l’indépendance la colonie s’effondrait à nouveau jusqu’à la proclamation d’un nouvel État, le 1er janvier 1804.

Deux ans après, soit le 17 octobre 1806, avec l’assassinat de Jean Jacques Dessalines, le père fondateur de la patrie, un nouvel effondrement a eu lieu. Cette situation perdure jusqu’à l’avènement de Jean Pierre Boyer au pouvoir, en mars 1818 à la mort de Pétion (Ibid., 1934, p. 218). Toutefois, il faut préciser, si dans le Nord, Christophe a réussi à restaurer l’autorité l’État, après son échec pour contrôler toute l’île ; dans l’Ouest et le Sud, l’État restait faible, puisque Jean Baptiste Goman, André Rigaud, Borgela, Gérin, etc., ont déstabilisé la république instaurée par Pétion jusqu’à sa mort. C’est ce que nous appelons le deuxième effondrement.

Le troisième a eu lieu après le départ de Boyer en 1843 et dure jusqu’à l’occupation américaine en 1915. Même si nous reconnaissons qu’il y a eu quelques progrès économiques sur Geffrard et Salomon, mais l’instabilité demeure. C’était une période de grandes turbulences politiques marquée par toute une série de gouvernements autoritaires et de doublures qui n’avaient pas projets pour démarrer l’économie du pays. Ils arrivèrent au pouvoir soit par les armes soit parce qu’ils participèrent à la guerre de l’indépendance. Vous vous souvenez de la fameuse déclaration de Faustin Soulouque qui disait « Si je suis nommé Président, je saurai me conduire en chef » (Ibid., 1934, p. 252). C’est pendant cette même période d’instabilité, surgissent les premiers partis politiques haïtiens, à savoir le Parti libéral et le Parti national. Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, ces partis au lieu de structurer l’espace politique, se livrent dans une véritable guerre frontale jusqu’à la débâcle des libéraux à Miragoane en 1883 (Ibid., 1934, p. 315). De ce fait, on pourrait affirmer que les partis politiques haïtiens ont hérité d’une faiblesse structurelle dérivée d’une opposition farouche entre les élites dirigeantes depuis leur avènement au milieu du 19e jusqu’à aujourd’hui. Sauveur Pierre Étienne dans son ouvrage Haïti, la République dominicaine et Cuba, rapporte que, « de 1084 à 1845, on enregistre 29 insurrections dans le pays; en 1915, à la veuille de l’occupation américaine, on en comptera près d’une centaine » (Étienne, 2011, p. 147). Même pendant le centenaire de l’indépendance, en 1904, la guerre des élites faisait ravage dans le pays. L’économie était en lambeau. À telle enseigne que le vieux président avait déclaré : « Il n’y aurait pas une gourde dans la caisse publique, je vendrais ma chemise pour avoir de l’argent. Il n’y aurait pas de charbon pour faire marcher les navires de l’État, je m’embarquerais dans un canot. Et je serais à mon lit de mort, je me ferais porter sur un brancard. Mais j’irai aux Gonaïves le 1er janvier 1904 pour glorifier les Ancêtres » (Vernet Larose, 2012).

En fait, l’année 1956 était marquée par de grandes turbulences politiques. Cinq gouvernements provisoires se sont succédé dans l’espace d’un an (Ibid., 2011). Mais, il n’y a pas lieu de parler de l’effondrement, puisque les pouvoirs de l’État et les institutions de la République résistaient jusqu’à la prise du pouvoir par François Duvalier en1957. Pendant ces 29 ans du régime, il y a eu des insurrections, mais toutes étaient matées dans le sang. C’était une forme « d’État sultaniste » (Sauveur, Pierre Étienne, 2007), il n’y a pas eu d’effondrement. Toutefois, la décomposition de l’État a eu lieu en 1986 avec la chute du régime, et par la suite, des coups d’État en sursaut des militaires, malgré l’adoption d’une nouvelle constitution. Cette période d’effondrement demeure jusqu’à l’avènement de René Préval au pouvoir en 1996. C’était une période de crises chroniques dans notre histoire de peuple qui est marquée par le renvoi de l’armée, l’institution malgré ses erreurs, qui a fondé l’État d’Haïti. Elle est aussi marquée par une deuxième intervention militaire sur notre sol en moins que 100 ans. C’est pendant cette même période, soit en octobre 1994, que le parlement haïtien a octroyé l’amnistie à ceux et celles qui ont porté atteinte à l’État pendant les régimes militaires (Ibid., 2007). C’est ainsi l’époque où le Conseil de sécurité de l’ONU par la résolution 917 (S/RES/917/ 1994) a imposé un embargo économique total sur Haïti. Tous ces évènements n’avaient d’autres fonctions que de démembrer l’État.

Malgré la présence de l’ONU à travers cette mission de paix, les victimes du coup d’État n’ont pas trouvé justice et réparations. C’était une période d’impunité, pour ne pas parler de déni de justice. Tous les escadrons de la mort et les criminels de ce forfait ont trouvé refuge dans les pays voisins, spécialement aux États-Unis d’Amérique et en République dominicaine. En1994, un arrêté présidentiel (17 décembre 1994) créa la Commission nationale de vérité et de justice (CNVJ) pour enquêter sur des crimes commis pendant les trois ans du régime militaire. Après deux ans d’enquête, cette commission « a recueilli près de 5 500 témoignages, identifié 8 867 victimes qui ont souffert de plus de 18 000 violations des droits de l’Homme » (OIF, 2014, p. 42). Jusqu’à présent, à part le procès de Raboteau, aucune autre action n’a encore entrepris pour avoir d’autres procès. Cette justice transitionnelle serait une occasion pour le peuple haïtien de connaitre la vérité sur le coup d’état et de panser des plaies qui méritent d’être pansées.

En fait, le cinquième effondrement de l’État a eu lieu en 2004. Ces évènements ont fait voler en éclat l’autorité de l’État sur le territoire national. Le paternalisme instauré au lendemain des élections de 2000 avait vitement renforcé par un clientélisme politique (les OP). Avec la prise de pouvoir de Fanmi Lavalas, toutes les institutions du pays étaient réduites à la volonté de M. Aristide (papa Titid ou Ti pè a). Le parlement était à 99% lavalas, le système judiciaire, la police nationale et même le rectorat de l’Université d’État d’Haïti étaient sous la mainmise du président. Comme Aristide symbolisait les institutions, à son départ le 29 février 2004, l’État a complètement effondré. Le chaos régnait à Port-au-Prince et dans certaines villes du pays, avec les Rats qui ne cessaient pas d’imposer leurs lois. Le secrétaire général des Nations Unies d’alors, pour justifier l’envoi d’une deuxième force de maintien de la paix dans ce pays, a écrit ceci : « Lors des troubles récents, la PNH s’est totalement effondrée. Aujourd’hui avec un effectif ne dépassant pas 2 500 fonctionnaires, elle présente un taux de 1 policier pour 3 300 citoyens » (Rapport secrétaire général, 16 avril 2004).

Comme déjà mentionnés en haut, les deux autres évènements majeurs qui réduisent l’État à néant pendant cette décennie sont le tremblement de terre du 12 janvier 2010 et l’avènement de PHTK au pouvoir avec Michel Martelly et Jovenel Moise. Le premier a quasiment détruit toutes les institutions physiques représentant symboliquement les pouvoirs de l’État (palais national, palais législatif, palais de justice, etc.). Il est considéré par les spécialistes comme le plus meurtrier des derniers siècles et l’un des plus terribles de l’histoire de l’humanité (Robin Lacassin et al., 2013). Il a fait plus que 316 000 morts, 350 000 blessés et 1,5 million de sans-abri (Lucie Guimier, 2011, p. 184). Selon le FMI, la perte enregistrée par ce tremblement de terre est équivalente à 120 % du PIB (Agence France-Presse, 6/08/1/2010). Les conséquences sont désastreuses et les séquelles psychologiques sont gravées encore dans notre conscient. La reconstruction est un échec patent. Jusqu’à présent, certains bâtiments considérés comme patrimoines historiques ne sont pas toujours reconstruits. Ceux qu’on a essayé de reconstruire ne répondent pas la grandeur de notre fierté de peuple.

En second lieu, l’avènement de Michel Martelly au pouvoir explique la décomposition de l’État et la déchéance morale de notre société. Comme preuve, le PHTK a réduit l’État à sa plus simple expression. Les mythes de solennité, de protocole, de bienséance, de respect, etc., que doivent obéir les fonctionnaires de l’État sont volés en éclat sur ce régime. L’État devient au cœur de tous les scandales et ses agents y sont impliqués jusqu’au coup. La « tissimonie », l’ignorance, l’arrogance, la corruption, les massacres d’État, la chute de la gourde face au dollar US, la faim, le gaspillage des ressources financières, etc., sont des grands maux que souffre le régime. Les rapports de « Petrocaribe » et la « Caravane changement » sont deux éléments qui peuvent justifier nos propos. L’avènement de Jovenel Moise (Nonm Bannann nan) témoigne l’inexistence même de l’État dont Jouthe Joseph avait parlé. Sans diplôme, sans expérience politique et administrative, l’homme de banane arrive à la plus haute magistrature de l’État. Après six mois de gouvernance, ce qui restait de l’économie avait disparu comme une lettre à la poste. L’État n’arrive même pas à honorer ses engagements envers ses créanciers voire de payer ses fonctionnaires régulièrement. Les gangs armés font la loi et contrôlent presque tout territoire de la République. La Commission nationale de désarmement réactivée en 2018 a décelé plus de 76 gangs armés sur tout l’espace national (Nouvelliste, 2/11/2019).

En somme, nous d’accord sur un point avec le premier ministre, Jouthe Joseph, lorsqu’il affirme que « l’État n’existe pas dans la réel ». Par contre, nous sommes en désaccord avec lui, en affirmant que « l’État n’existe pas sur papier ». Au contraire, ce que nous avons actuellement en Haïti, c’est l’État de papier. Celui-ci existe dans la lettre et dans la forme, puisqu’il y a une constitution définit ses grandes lignes. Même le principe de la séparation des pouvoirs n’est pas respecté. Le président de la République actuel est tout. Il est l’exécutif, le parlement et dans certaines circonstances le judiciaire, puisqu’il peut prendre des décrets. Dans un État réel, ce sont les institutions qui commandent, ce n’est pas la volonté d’un individu. Dans les États de papiers (États faillis), le monopole de la force armée échappe au contrôle des institutions légitimes pour tomber aux mains groupes armés. C’est ce que nous avons actuellement en Haïti. La libre circulation des personnes est réduite et se trouvent à la volonté des bandits. Dans une telle situation, il est impossible de parler de l’État réel, autre que l’État de papier. Sur ce point, Jouthe a raison.

Mais qu’est-ce qu’il fait pour remédier à la situation comme Grand argentier de l’État? Personne ne sait, sauf lui qui peut répondre. Le premier ministre a-t-il la moralité nécessaire pour dire une telle chose? Oui, si cela entre dans un projet de refondation de l’État qui doit se faire avec la participation de toutes les couches de la société. Ce projet doit avoir comme objectif de faire passer l’État de papier à l’État réel dans un délai défini. Non, si cela entre dans cette logique de propagande pour montrer à l’opinion que rien n’était fait depuis 1804, et que ce sont eux qui vont changer les choses. Il se pourrait bien que cette déclaration fasse partie de cette même logique de propagande, puisque le premier ministre a déclaré dans ce même discours qu’il a déjà terminé avec la réforme de l’État. De quelle réforme parle-t-il? Ce même monsieur quand il avait la commande du ministère de l’Économie et des Finances avait déclaré qu’il allait chercher l’argent de « Petrocaribe », même dans les mains de Jovenel Moïse. À date, combien d’argents a-t-il déjà récupérés? On ne sait pas. Monsieur le Premier ministre quelles mesures avez-vous prises contre le déboisement du pays et le changement climatique quand vous étiez au ministère de l’Environnement? Quelles mesures avez-vous prises dans l’économie pour stopper la déchéance de la gourde face au dollar? Aujourd’hui, vous êtes le premier ministre de cet État de papier, qu’allez-vous faire pour passer de l’État de papier à l’État réel ?

Si Jouthe Joseph avait raison?

Maximot Saintima Maîtrise en droit international et politique internationale À l’Université du Québec à Montréal Diplômé en science politique avec une spécialisation en relation internationale toujours à l’uqam

 

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